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Réponse à l’offre d’emploi : Pleureuse avec ou sans expérience
Madame, Monsieur,
Je fais référence à l’annonce que vous avez publiée dans la revue « Seniors, retrouver un emploi est un parcours du combattant » concernant un poste de pleureuse dans ma région et je vous prie de trouver, ci-joint, ma candidature. Votre annonce a retenu toute mon attention car je suis persuadée qu’il existe une bonne adéquation entre mes capacités et vos besoins.
En effet, je ne sais que pleurer. Par empathie. Par tristesse. Par émotion beaucoup. Par nécessité souvent. Sur demande, toujours. Comme vous le constaterez en lisant cet inventaire, évidemment non exhaustif, je détiens, en matière de pleurs, un palmarès rarement égalé.
En outre, j’ai exercé cet emploi en différents points du monde et pour une clientèle on ne peut plus variée. Evidemment, je peux fournir des certificats prouvant que je sais, peu importe les circonstances circonstances :
- pleurer des larmes de crocodiles. Celles-ci sont accompagnées de légers gémissements, modulables en fonction des circonstances. Cette prestation est destinée une clientèle cabocharde qui ne supporte pas la contradiction.
- pleurer à chaudes larmes. La température moyenne constatée étant de 38°C, ce service est réservé aux périodes de grand froid.
- pleurer toutes les larmes de mon corps. Cette prestation d’au-moins soixante-quinze minutes est vendue pour faire face à des situations désespérées nécessitant un investissement total.
- fondre en larmes. Cette prestation de haute voltige est destinée aux grandes occasions et nécessite d’avoir montré, auparavant une grande douleur contrainte accompagnée de soupirs déchirant. Dans un silence religieux, le visage totalement immobile et sans expression, expose au final une rivière de larmes silencieuses et déchirantes.
- pleurer de joie. Précédée ou non d’un fou-rire, en fonction des circonstances, ce service vise à fédérer le « public » et l’engager dans un tourbillon de douce insouciance.
- pleurs compulsifs. Cette prestation haut-de-gamme, réservée aux très grandes détresses, elle comprend que je me roule par terre, m’arrache (littéralement, bien sûr) les cheveux et les mains. Simulant presque l’asphyxie, ce service a pour objectif de détourner l’attention d’un auditoire et permet surseoir à des décisions contraintes ou indécises (par exemple au cours d’un vote en Conseil d’Administration).
- pleurer comme une madeleine. Prestation proche de « Fondre en larmes » nécessitant une très grande maîtrise. Très impressionnante, elle comporte la collecte des larmes qui serviront au lavage des pieds d’une personne de l’assistance. Service aux épisodes homériques.
- pleurer d’un oeil et rire de l’autre ; prestation pour clients indécis sur la tournure à donner.
- pleurer d’un oeil, prestation pour touts petits budgets
Même si je suis un peu plus jeune que la tranche d’âge indiquée dans votre annonce, je ne doute pas que vous retiendrez ma candidature car, vous l’aurez constaté, je suis particulièrement qualifiée dans ce domaine très spécialisé qui requiert tout à la fois des qualités rares d’allocentrisme alliées à une excellente maîtrise de soi, ainsi que des capacités d’adaptation à des situations en évolution constante et une hypersensibilité aux attentes d’une clientèle qu’il est impossible de décevoir.
Je vous remercie d’avance de l’intérêt que vous aurez porté à ma candidature et vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de mes salutations distinguées.
sujet 2 : Réflexions d'un miroir de salle de bains.______________________________ •
Je suis un miroir fatigué. Fatigué d’avoir été posé sur un mur couleur pistache écrasée au-dessus d’un lavabo saumon d'élevage. Je suis déprimé par tous ces jours, d’autres jours et d’autres encore passés dans le noir absolu de cette pièce sans esprit, sans fenêtre, sans ouverture, sans joie. Je suis affligé, malgré tous mes efforts pour briller, d’être tributaire du clignotement intempestif d’un mauvais néon blafard dont la lumière trop blanche, trop poussiéreuse donne le cafard. J’en ai marre de suffoquer dans la vapeur étouffante de leurs douches égoïstes, trop chaudes, trop longues et de ruisseler des larmes, de buée oubliée, qui stagnent au pied d’un mitigeur en chrome terni.
Je suis dégoûté d’avoir été posé là, condamné à n’être plus jamais baigné de la lumière enthousiasmante d’un matin de printemps ! … Et puis, j’en ai … mais alors ras le néon de mes journées solitaires, interminables car, conscience écolo oblige, « on » allume une minute trente le matin et trois le soir … on ne peut pas dire que ça laisse du temps pour exister ! …
Je n’en peux plus d’être leur futilité. De n’être utilisé que pour leur donner l’illusion d’eux-mêmes alors que ce que je vois, moi, c’est leurs dents pas très nettes qui cherchent d’improbables résidus coincés on ne sait où ; des séances de maquillage plutôt approximatif où l’on me cerne de de tubes et de flacons, de poudres et de crayons ; des jeunes peaux qui m’imposent l’exposition de leurs boutons d’acné ; ou « Machine » qui se sent décrépir et s’inflige le triste spectacle de la chirurgie qu’elle ne fera jamais … Je ne vous parle même pas des tâches qu’on me laisse pendant les jours et des nuits ! Ni des éponges qui grattent. Ni des produits abrasifs, pour ne pas dire toxiques dont ils me badigeonnent dès qu’ils n’arrivent plus à se distinguer tels qu’ils s’imaginent …
J’ai fait mon temps ; j’ai fait de mon mieux, mais là … j’en peux plus. Du mur pistache, du lavabo saumon, de la nuit éternelle, du néon qui bégaye, de leur indifférence … C’est décidé, je me mets en grève et je ne reflète plus. Enfin … plus que ce que je veux. Fini les visages blêmes et les postures de circonstance. Dès demain, ils vont voir ce qu’ils vont voir ! Je ne reflèterai plus que les images qui m’inspirent : des îles sous le vent parsemées de cocotiers bienfaisants et des sommets ourlés de nuages cotonneux et taquins que d’immenses aigles survolent ; des volcans rougeoyants, exaltés, exaltants, qui s’enfoncent dans les abîmes de la Terre et des plaines d’abondance où prospèrent des fleurs d’oranger ; des dunes dorées qui épousent des océans céruléens dans un horizon que le couchant embrase …
Aahhh ! Oui. voilà ce que désormais je refléterai dans l’obscurité obstinée de cette salle de bains pistache écrasée.