TROIS VOEUX
Soudain, je me suis senti au Paradis. Imaginez-vous la forêt amazonienne, des arbres gigantesques d’où de longues lianes ruissellent comme des filets d’eau. Il me prend tout à coup l’envie de m’y suspendre, puis de grimper tout en haut d’un banian. Je parviens épuisé mais ravi au plateau des cimes verdâtres, éclaboussées de soleil. À perte de vue, la canopée de la forêt vierge que des nuées d’oiseaux aux plumages multicolores survolent en harmonie.
De l’horizon s’approche de moi une espèce de martien bleuâtre. Il ne touche qu’à peine les houppiers, vole plus qu’il ne marche. Inquiet, je n’ose bouger. Peut-être passera-t-il sans me voir, moi, l’homme sans foi ni loi, l’incrédule, le sauvage ? Je tente de me camoufler derrière le feuillage du banian. Je le comprends rapidement, c’est inutile, le génie couleur de pervenche me débusque et fait mine de se jeter sur moi. Il s’arrête à portée de bras. Ses yeux, deux pistolets braqués sur moi, me transpercent. Je suis comme paralysé par le regard de ce nabot tout tordu. À la place du nez, une sorte de rose des vents et sous cette étoile à seize branches une bouche verticale qui articule avec un fort accent d’outre-tombe des mots brefs, hachés, télégraphiés : « Trouvé ! Gagné ! Vœux ! Trois ! À toi ! »
- Quoi, je hurle, terrorisé !
- Toi vœu ! Vœu pour toi. Vite dire.
- Voler, je veux voler !
C’est sorti tout seul ! Voler a toujours été mon rêve. À peine ai-je formulé ma requête que des ailes me poussent aux omoplates et battent déjà pour me permettre de comprendre comment les secouer. De fait, de nouveaux muscles garnissent mon dos et je m’entraîne à remuer mes ailes d’un joli brun tacheté, un peu comme celles d’un grand rapace ; vautour ou balbuzard, vous voyez ? Avec beaucoup d’appréhension, je me lance pour un premier vol et ça marche. Ça marche ! Le génie se tord la bouche. Ce doit être sa façon de sourire. Je vole, je vole, je vole ! Je tente les virages sur l’aile, le piqué, le vol plané. Je recherche les courants ascendants, contemple l’immense forêt sous mes pieds. Peu à peu d’autres oiseaux m’accompagnent dans mon vol, de plus en plus d’oiseaux en fait. Certains tentent de me donner la becquée, d’autres de se reposer sur mes fesses plates, les plus hardis de se jucher sur mon crâne pelé. Je comprends soudain qu’ils cherchent plutôt à m’éloigner, à m’éliminer, à me tuer. Des tous côtés des nuées de volatiles envahissent le ciel, se regroupent en bandes organisées juste pour m’attaquer de concert. Pour eux, je suis un intrus, un étranger, un barbare, je dois disparaître. Dans mon affolement, j’ai totalement perdu le nord ; je cherche désespérément le génie qui a exaucé ce vœu stupide. Où se cache-t-il le croque-mitaine ? N’est-ce pas lui là-bas sur la cime de l’ébène foudroyé ? Je me pose près de lui, je ne sais comment, mes ailes sont déplumées, leurs moignons sanguinolents désormais atrophiés pendent sur mes fesses, inutiles et douloureux. « Sale monstre, fais quelque chose, que je lui lance ! »
- Vœu deux ! Pour ennemi !
- Espèce de babouin, même à ma femme, à cette furie, je ne voudrais rien souhaiter de tel !
Que n’ai-je fermé mon bec ! Qui vois-je débouler de derrière un nuage ? Une Harpia harpyja, énorme rapace à la crête ébouriffée, avec un visage de femme. Qu’a-t-il donc compris ce vilain personnage ? Une harpie avec le visage de MA femme ! Je la vois très nettement qui fonce sur moi, toutes ailes déployées et qui se pose à mon côté. La branche vacille sous son poids. Sa lèvre supérieure, crochue, me caquète quelque chose que je ne comprends pas. Certainement encore des reproches, que pourrait-elle me dire d’autre ? Elle hoche sa tête de rapace comme pour me délivrer un message dont je ne saisis absolument rien. Je baisse les yeux sur elle, puis sur moi et horreur, je lui ressemble. « Harpia harpyja toi-même ! », voilà ce qu’elle veut me faire entendre. Je me déteste soudain, je déteste ma femme, cette harpie, je déteste le monde qui m’entoure, je déteste la création toute entière.
Le gnome bleuté va encore écarter sa bouche en long pour nous demander notre troisième vœu dans son langage de déterré.
- Vœu dernier ! Pour humanité !
- Pour l’humanité ? Pour l’humanité ! Pour l’humanité …
Il hoche sa tête de fouine passée sous une semi-remorque.
- Pour l’humanité ? Qu’on rase l’Amazonie, bordel !
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Un homme est en train de peindre une grande façade. Un faux mouvement le fait basculer et chuter sans gravité de son escabeau en laissant une grande traînée de peinture orange. Trois passants ont assisté à la scène et la racontent à leur façon.
Il s’agit d’un enfant de 8 ans, son père, et une septuagénaire.
Rémi
« Bonjour les enfants ! Asseyez-vous. Qui veut me parler de son week-end ?
- Moi ! Moi ! s’exclame le petit Rémi.
- Je t’écoute, Rémi. Qu’as-tu de si intéressant à nous raconter ?
- Dimanche, mon voisin a fait un vol plané et s’est fracassé contre son mur, m’sieur.
- Ah ? Tu peux nous en dire plus ? Je ne comprends pas très bien.
- Ben voilà. Pour essayer de voler, mon voisin a posé un escabeau contre le mur de sa maison. Mais … je n’ai pas compris exactement comment, mais il est tombé. L’escabeau aussi, de l’autre côté. Peut-être qu’en poussant fort avec les pattes, heu ! les pieds, l’escabeau n’a pas tenu. Mon voisin s’est retrouvé sur le gazon les bras en croix ; il hurlait. Ça n’avait pas marché, enfin, pas volé ! Entre l’escabeau et le voisin, sur le mur blanc, une grande trainée de sang, un peu rouge orange. Pourtant, le voisin n’avait rien. Il hurlait contre ce « putain d’escabeau » ; c’est le gros mot qu’il a dit en se relevant.
- Du sang sur le mur ? Tu en es sûr ?
- Non, mais on aurait bien dit du sang.
- Ce n’était pas plutôt de la peinture ?
- Non, m’sieur, parce que, pour apprendre à voler, on n’a pas besoin de pinceau. »
M. Duvernet
« Chérie, notre voisin est tombé en voulant repeindre sa façade. À peine en haut de l’escabeau, celui-ci a dû glisser, ou bien s’enfoncer d’un côté. Patatras !
- Il s’est blessé ?
- Non, rien de cassé. Il s’est plutôt trouvé bête, surtout qu’on était dehors avec Rémi et qu’on a failli éclater de rire. Quand il s’est relevé, il a regardé de notre côté et haussé les bras plusieurs fois. On aurait dit qu’il battait des ailes comme un oiseau.
- Il s’est remis à sa façade ?
- Eh bien non, son pot de peinture s’était renversé sur la pelouse. C’est rigolo, en chutant, le rouleau a laissé une grande traînée orange sur le mur. On dirait du Miró !
- Tu exagères ! Du Miró. Ce n’est pas gentil pour lui. Orange, dis-tu ? ça va être horrible !
- C’est une belle couleur ! C’est gai ! Ici, on n’ose pas apporter cette note de fantaisie dans nos façades, on n’écarte que du blanc cassé, à la rigueur du rose pâle, jamais de bleu, ni de vert, ni d’orange. C’est une bonne idée, orange !
- Tu lui as parlé ?
- Au voisin ? Ben non, je n’ai pas osé ; il pestait contre son escabeau, contre la poisse, contre la terre entière. Et Rémi m’a posé une question juste à ce moment-là. Il m’a demandé si j’avais déjà volé. Je lui réponds « Non ! Et c’est mal de voler ». Tu sais ce qu’il a ajouté, Rémi ? « C’est bien fait pour le voisin, alors ? » Je n’ai rien compris. Toi, tu sais pourquoi il a dit ça, hein, chérie ? »
Rosalie
« Ma pauvre Paulette, je viens d’assister à une scène qui n’a pas manqué de me plonger dans l’expectative. Le monde est vraiment bizarre. Attends ! Moi d’abord. Tu connais les Duvernet ? Lui est au Conseil ; elle, c’est la préparatrice à la pharmacie. Non, pas la pharmacienne, la préparatrice, celle qui porte une blouse blanche avec une étiquette là. Tu la connais ? Oui, eh bien il a voulu faire dans l’originalité, le mari. Attends.
Moi, j’allais chez Jeanne lui porter un morceau de clafoutis, qu’est-ce qu’on a comme cerises cette année, soit dit en passant, je passais rue de la Passementerie, je ne te le fais pas dire, et je lève les yeux vers la maison des Duvernet. Je vois le type les mains sur les hanches. Il me tournait le dos. Il regardait sa façade. Une horreur ! Il avait décoré, enfin, quand je dis décoré, je devrais plutôt dire défiguré sa façade avec une grande vomissure orange. Elle démarre sous la fenêtre du premier étage et part vers la droite pour s’arrêter à mi-hauteur de la porte d’entrée. T’imagine la traînée !
Le peintre, je devrais dire le barbouilleur, levait haut les bras, sans doute de joie devant son chef-d’œuvre. Son voisin était là aussi avec son gamin, tu sais, le garnement qui dit jamais bonjour. Ça promet ! Ils regardaient aussi, l’air un peu médusé. Quel spectacle ! J’espère qu’à la mairie, ils ne vont pas nous imposer ça pour nos maisons. N’manquerait plus qu’ça ! Tu te vois, Paulette, avec une arabesque vert fluo sous la fenêtre ? Du rouge à lèvres autour de la porte du garage ? Où va-t-on, je te le demande ? Quoi ? Tu es au courant ? C’est dans le PLU ? C’est quoi ça, le plu ? Ah ! C’est pour apporter un nouveau cachet au village ? C’est la pharmacienne qui lancé ça ? C’est sûr qu’avec toutes ces zébrures sur nos maisons, la migraine va nous gagner. Elle en vendra des tas de boîtes, de ses cachets, la pharmacienne ! Bon, à toi Paulette. C’est quoi ta nouvelle à toi ? »