SUJET 1 Autoportrait
_______________________________________________________________
Sans fards, mon visage est plutôt pâle et, sans être laiteux, mon teint, celui d’une blonde. Un comble pour la brune de lignée solaire que je suis … Plutôt ouvert, ce n’est pas pour autant un visage que l’on peut qualifier de souriant. Même s’il est plutôt jovial, je ris surtout … intérieurement … mais mes yeux le hurlent … en toute indiscrétion. Mon visage n’a pas les caractéristiques de la beauté occidentale et j’aurais été un dilemme à peindre pour le grand Léonard, maître des proportions. Non ! Mes traits ne sont pas franchement symétriques ; bon ! pas au point d’être « Maya » vue par Pablo P., mais assez pour classer ma beauté à la rubrique « ingrate ». Alourdi par les épreuves de la vie et j’avoue, quelques décennies de « trop », son ovale s’est acoquiné avec un cercle qu’une épaisse crinière sel et poivre, courte en ce moment, sertit en toute liberté. Le front est large : serpenté de trois rides profondes venues très tôt alors que je scrutais, dans l’horizon des déserts de pierres de mon enfance orientale, des mirages éthérés ; il porte aussi la marque d’un combat acharné contre la varicelle qui m’a vaincue : un cratère. En miniature.
Au centre de mon visage un nez que j’aurais rêvé moins large. Plus discret. Plus distingué précisément. Un nez qui a la particularité d’avoir une narine ovale et l’autre ronde. Cela ne le rend pas vraiment disgracieux … enfin, je crois. Ca ne fait pas grand chose pour lui non plus. Bref ! ce que l’on voit en premier, j’espère, ce sont les deux grands yeux que ce gros nez sépare. Taquins, ils battent des cils denses qui cachent des pensées indicibles ici. Sensibles, ils baignent dans des brumes insondables d’émotions débordantes. Bruyants, ce sont deux incorrigibles bavards qui trahissent souvent les pensées que la bienséance me dicte de taire. Ils sont généralement sertis de kohol hindi : un trait noir profond et brûlant d’épices secrètes qu’une épine de porc-épic éthiopien dépose à l’intérieur de deux amandes de jade. J’aime ça, quand mes yeux ont cette couleur sauvage, d’espoir, de liberté … de jungle.
Ma bouche s’affiche gourmande lorsque je la farde de roses incendiaires et de rouges assagis. Sans être pulpeuses, mes lèvres sont épaisses et assez longues pour tracer un généreux sourire surplombé, à droite, d’une sorte de grain de beauté apparu un jour … installé depuis. Deux fines rides ont sculpté leur chemin tout droit vers la mâchoire … le signe des femmes Capricorne, si j’ai bien compris.
Le menton, ni fier ni pointu, ni déterminé, ni soumis d’ailleurs, c'est important, il ponctue une mâchoire légèrement masculine que des muscles épais articulent de très nombreuses heures par jour … pour parler. Et sourire. Parfois pour rire.
Ni mon âge, ni mes nuits trop courtes, ni la gourmandise avec laquelle j'ai croqué dans la vie n’ont, encore marqué de façon indélébile mon visage. J’ai bien quelques cernes parfois mais elles ne tapent pas l’incruste. Elles passent juste, histoire de me rappeler que rien ne dure toujours.
Quant à mon corps … s’il a perdu, au gré des épreuves et de mes égarements, beaucoup de sa souplesse et de son harmonie, s’il est indéniablement plus imposant que sportif, plus gauche qu’agile, c’est que je ne l'ai guère ménagé, pensant qu'il saurait quoi faire de mes imprudences. Voilà ! Il ne reste rien du souvenir de ma jeunesse triomphante, élancée, dynamique ; mon corps est devenu la lente carcasse d’une vieille femme à la démarche mal assurée. Et si ce corps prématurément vieux promène encore mon coeur fatigué d'épreuves mais jeune d'espoirs et d'envie, c'est qu'il bat encore la chamade lorsque, dans mes grands yeux de jade inchangés, chaque jour il plonge un regard amoureux et, tenant mon visage dans ses mains de Titan, il ordonne : « surtout .… ne change pas. »
SUJET 2 UNE HISTOIRE, UN CONTEXTE : Michel Berchette
_______________________________________________________________
Mardi. Le facteur dépose sous la porte de Michel Berchette une lettre destinée à Michal Rashate, son voisin de pallier. Le facteur devait être plus pressé qu’à l’accoutumé. Les évènements. Assurément. Et puis, il faut bien le dire : Michal est un homme inquiétant. Sombre. Il ne parle que rarement, mais lorsqu’il ouvre la bouche, c’est une voix ténébreuse et brutale qui fait trembler les murs qui s’exprime. Evidemment, personne ne tient vraiment à lui adresser la parole. Surtout pas le frêle facteur Dupuis. Bref, depuis mardi, Berchette se demande quoi faire de l’enveloppe rose … trop rose peut-être et parfumée ! … Presque indiscrète.
Mercredi : noir total. Beaucoup de va et vient dehors. Berchette ne bouge pas de la journée. Terré dans un couloir de 2,5 mètres carrés surplombé d’une fenêtre crottée, il attend le retour au calme.
Jeudi matin, indécis, Berchette ne sait toujours pas que faire. Il triture l’enveloppe rose, oubliant presque qu’elle ne lui est pas destinée. La plie. En avion. En cercles improbables, en carrés « rectangulaires » … Les mots, à l’intérieur, se superposent, créant des fragments insensées : « un jour tu aur…ais dû imaginer » ou « Je deux mains, jeux vis l’un … ». Des histoires sans queue ni tête qui, au fil des pliages racontent des réalités ébouriffantes et quelques sottises plausibles dont personne ne saura jamais rien.
« — De toute façon, c’est décidé ! je n’irai pas voir ce fou. Après tout, il n’en saura rien, s’était-il dit à lui même, triomphant. Et, portant l’enveloppe sous sa fine moustache, l’homme ne put s’empêcher d’imaginer une courtisane en négligé de soie rouge ayant lentement caressé l’enveloppe sur un long cou diaphane jusqu'à la naissance d’une poitrine porcelaine, généreuse, provocante …
— D’toute façon, j’vois pas bien c’qu’une fille peut raconter à c’type-là. Y’a rien d’intéressant là-d’dans, se rassura Berchette. … Personne n’en saura rien. »
Jeudi soir. L’homme jeune, grand, roux, au visage émacié par des jours de disette, tient toujours la lettre entre ses longs doigts de pianiste. Il s’approche du miroir accroché on ne sait comment à l’outremer délavé des murs criblés d’impacts d’une salle de bains figée dans un siècle passé, pose la paume de ses mains robustes sur son visage blême et, laissant glisser l’enveloppe sur l’émail crasseux du lavabo carré, éclate en sanglots. Il voudrait oublier l’horreur à laquelle il assiste depuis lundi. Dans le silence religieux de ceux qui ne veulent pas qu’on les trouve. Protégé, de l’autre côté de sa fenêtre crottée il n’avait pas pu échapper à l’odeur pestilentielle portée par des brassées vaporeuses de poussières translucides, composée des os des morts, de leurs maisons explosés et de leur terre mutilée et brûlée, réduites en cendres grasses qui déferlaient sur la rue comme un linceul de honte sur la rue. La rue entière, maculée de corps sans vie ; morts subitement. Au hasard d’une frappe. Forcément chirurgicale. Ca s’appelle un « dommage collatéral ». Berchette n’en supporte plus la vue. Pensez ! Depuis le début de la semaine, le spectacle ne s’était pas amélioré. Il s’accroche à l’enveloppe rose de la fille en négligé rouge, au parfum léger et au port altier … et se rêve accroché à son de soie blanche suspendu comme chaque dimanche, entre les rivières et les étoiles dans le silence bienfaisant, loin au-dessus des rats qui grouillent bruyamment dans la bêtise assumée de leurs villes de béton gris.
« — Tu vas y arriver Berchette, dit-il, forçant le volume de sa voix chevrotante comme pour se donner du courage. Tu vas y arriver. (…) Tu le dois, continua-t-il dans un murmure. Et, levant des yeux d’un bleu plus bleu que le ciel de Provence vers le miroir, Berchette sembla un instant vouloir se noyer dans l’image, accrochée à un tain prématurément vieilli, d’un regard perdu duquel coulaient des fleuves de regrets et des torrents d’amertume. Tu dois oublier Michel. Et, dans un hurlement qui sembla déchirer la nuit, martelant le mur outremer maculé d’impacts, sa colère salivant jusque dans le lavabo crasseux, les mots hachés de sanglots, Berchette lâcha, Ou-blie. Oublie donc connard ! ».